L’emblème du « divin Arioste » dans la première édition de l’Orlando furioso de 1516
L’épopée du poète ferrarais apparaît comme un formidable biais par lequel rentrer dans les thèmes et motifs de la fantasy. De fait, ce n’est pas sans raison que C. S. Lewis propose pour la couverture de la première édition anglaise de la Communauté de l’anneau de Tolkien en 1954 une comparaison du premier opus du Seigneur des anneaux avec l’Orlando furioso :
Allons découvrir plus précisément ce que l’Arioste a mis dans sa « marmite de soupe » et son « chaudron du conte » pour reprendre l’image de Tolkien dans son essai Du conte de fée. L’Orlando furioso se présente comme la suite de l’Orlando innamorato de Matteo Maria Boiardo, épopée restée inachevée en 1494. L’Arioste construit sa trame poétique sur deux axes narratifs, la folie de Roland rejeté par Angélique et l’opposition de l’armée chrétienne de Charlemagne à celle sarrasine d’Agramant, autour desquels s’entrelacent de nombreuses intrigues secondaires, teintées de merveilleux et d’exotisme. Le cardinal Hippolyte d’Este, protecteur du poète, se serait d’ailleurs écrié à la première lecture de l’œuvre : « Messire Ludovic, où êtes-vous allé chercher toutes ces âneries [coglionnerie] ? » ! C’est pourtant un véritable « best-seller » qu’écrit l’Arioste, œuvre de tous les records éditoriaux au XVIe siècle. La première édition de 1516, tirée à environ deux mille exemplaires, comprend alors quarante chants, depuis la fuite d’Angélique au grand dam de Ferragus et de Renaud à la célébration du mariage des ancêtres de fiction des Este, Roger et Bradamante. En 1532, après une refonte, il comporte désormais quarante-six chants. Au total, ce sont plus de cent-trente rééditions qui paraissent entre 1516 et 1580 et pas moins de huit éditions illustrées entre 1536 et 1584.
"Un pouvoir essentiel de la faërie est de rendre immédiatement effectives par la volonté les visions de la fantaisie" (J.R.R. Tolkien)
Ce succès s’explique notamment par le caractère protéiforme de l’œuvre qui combine tout à la fois les modèles antiques, avec de nombreux rapprochements entre les sujets ariostéens et des épisodes de l’Odyssée, de l’Énéide et surtout des Métamorphoses, les spécificités courtoises et les valeurs chevaleresques de la « matière de France » auxquelles s’ajoutent des références à la « matière de Bretagne ». Ce réseau d’entrelacements narratifs et de tissages référentiels génère un imaginaire syncrétique caractéristique de l’œuvre que les éditions illustrées ont largement contribué à diffuser. Par exemple, le vénitien Vincenzo Valgrisi publie en 1556 le Furioso, accompagné de commentaires allégoriques et de quarante-six gravures en pleine page. Ces illustrations parviennent à transposer visuellement l’entrelacement des fils narratifs, tout en donnant corps au foisonnement de l’imaginaire ariostéen par la multiplication des plans et l’agencement dynamique des personnages. Un exemple de cette plongée dans la fantaisie du poème est celui de la xylographie du chant XI : au premier plan, Angélique s’apprête à utiliser son anneau magique afin de fuir les avances de Roger. Le paladin, déconfit, reprend ses aventures chevaleresques et voit un géant enlever Bradamante, tandis que Roland a vaincu, au troisième plan, le terrible monstre marin et qu’au dernier, l’hippogriffe s’enfuit. La composition offre ainsi une véritable cartographie du merveilleux ariostéen.
De nombreux épisodes, personnages et objets repris par l’Arioste sont devenus des motifs récurrents du genre de la fantasy, tels que le mage maléfique, la fée bienveillante, la métamorphose, le combat contre un géant, des créatures hybrides telles que l’hippogriffe et les harpies, l’apparition de fantôme, le château enchanté, l’anneau qui rend invisible ou encore le voyage sur la Lune, quelques exemples qui nous évoquent les œuvres de J.R.R. Tolkien, Ursula Le Guin, Raymond E. Feist, Robin Hobb, J. K. Rowling ou Terry Pratchett pour ne citer que quelques classiques de la fantasy.
L’œuvre apparaît ainsi comme un condensé de mythologies et de légendes, formidable substrat qui en fait un ancêtre de la littérature de l’imaginaire comme le montre l’hommage rendu au poème dans l’uchronie de Chelsea Quinn Yarbro, l’Ariosto furioso. Romance pour une Renaissance alternative, publiée en 1980. C’est au XIXe siècle que la manière d’illustrer le Roland furieux contribue à accentuer la dimension merveilleuse de l’Arioste. Cela n’est pas surprenant puisque c’est à cette même époque que merveilleux et fantastique connaissent un nouvel essor, tout particulièrement dans la littérature anglaise. Exploits chevaleresques et influences médiévales sont ainsi mis au premier plan par les Préraphaélites à l’exemple des œuvres de William Morris.
La première de couverture d’une traduction française de 1844 révèle cette mise en avant d’une lecture de l’épopée italienne par le prisme du merveilleux et de la fantaisie de son auteur. En effet, les motifs merveilleux forment en quelque sorte un frontispice symbolique signifiant l’universalité de l’épopée grâce à cet imaginaire : en haut se déploie le terrible mage Atlant sur l’hippogriffe avec, à sa droite, les armes abandonnées par Roland devenu fou et, à gauche, Angélique portant encore ses chaînes. Au centre, se répondent logiquement les figures de Roger en paladin et de sa bien-aimée guerrière, Bradamante, à qui il a confié son hippogriffe, tandis qu’en bas gisent les créatures vaincues, monstre marin aquatique et aérienne harpie. Ces références à la magie, au combat, à l’amour et au merveilleux invitent le lecteur à ouvrir la porte centrale, celle du Roland furieux, et à pénétrer dans le monde inventé par l’Arioste, comme Lucy poussera les portes de l’armoire magique la menant dans le monde de Narnia de C. S. Lewis.
Plonger dans l’Arioste, c’est ainsi entamer un fabuleux voyage transtextuel : Astolphe sur l’hippogriffe peut transporter le lecteur de Persée sur Pégase à Harry Potter sur Buck, du parcours guerrier de Bradamante à celui d’Eowyn dans le Seigneur des Anneaux ou de Brienne dans Game of Thrones de G. R. R. Martin.
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